La toute premiĂšre impression qui nous saisit en arrivant en Inde, c’est la perte de repĂšres. Il faut savoir l’accepter et se fondre alors dans ce flux continu de surprises et contrastes, qui nous sont proposĂ©s Ă chaque nouveau coin de rue.

Et pour cause, l’Inde est un carrefour entre deux berceaux historiques de la civilisation humaine. Depuis l’Ouest, le pays connait l’influence de l’art islamique, et plus largement de la culture indo-europĂ©enne. Tandis qu’Ă l’Est, la rĂ©gion est directement connectĂ©e avec le monde asiatique. Je me suis rendu compte de ces influences multiples en visitant le musĂ©e du Prince de Galles (Chhatrapati Shivaji Maharaj Vastu Sangrahalaya) au coeur de Mumbai (anciennement Bombay). Il rassemble des collections de cultures extrĂȘmement variĂ©es, qui se croisent et s’inspirent mutuellement. Son architecture en est d’ailleurs une parfaite illustration :




Cette impression ne me quittera plus tout au long de ce voyage. L’Inde est historiquement une plate-tournante du commerce mondial (cf. les routes commerciales maritimes de l’Ă©poque coloniale), cette fameuse route des Indes qui n’a cessĂ© de nourrir ce melting-pot de cultures, et la mondialisation actuelle ne fait que renforcer cet effet.


Mais que vient faire le vin dans cette affaire, me direz-vous ? Il est vrai que les colons anglais ont surtout Ă©duquĂ© le palais indien au Whisky, Brandy et autre Sherry au siĂšcle prĂ©cĂ©dent, mais trĂšs peu Ă la boisson prĂ©fĂ©rĂ©e de Bacchus. Et ce ne sont pas les conquĂȘtes musulmanes pendant l’Ăšre prĂ©cĂ©dente qui auraient pu se charger de cette honnĂȘte tĂąche.
Alors mĂȘme si les historiens parlent de marchands perses ayant initiĂ© l’Inde Ă la viticulture dĂšs le quatriĂšme millĂ©naire av. J-C, c’est bien Ă l’Ă©poque moderne que l’industrie vinicole a pris un essor inattendu dans la pĂ©ninsule.

Les pionniers de la viticulture contemporaine en Inde se prĂ©nomment Shyamrao Chowgule et Kanwal Grover. De leurs voyages d’affaire en Europe Ă la fin des annĂ©es 70, ils ramenĂšrent le goĂ»t du vin et la volontĂ© de le reproduire sur leur sol maternel, malgrĂ© l’immensitĂ© de la tĂąche. A l’Ă©poque cĂŽtĂ© consommation, l’Ă©ducation de la population pour ce nectar Ă©tait pour ainsi dire nulle, et cĂŽtĂ© production, il Ă©tait trĂšs difficile voire impossible de trouver localement les compĂ©tences appropriĂ©es. Mais Ă force d’abnĂ©gation et avec l’aide au dĂ©part de conseillers techniques champenois, Chateau Indage (nord de Pune dans le Maharashtra) et Grover Vineyard (Nandi hills Ă l’extĂ©rieur de Bangalore, dans le Karnataka) sont tout de mĂȘme parvenus Ă Ă©merger au cours des annĂ©es 80.

En montrant la voie, ces pionniers ont depuis servi d’exemple Ă nombre de nouveaux d’acteurs, dont certains sont devenus les plus importants de ce secteur en Inde. Ainsi l’entrepreneur Rajeev Samant planta ses premiĂšres vignes en 1997 dans la province de Nashik (Maharashtra), et est aujourd’hui Ă la tĂȘte de la plus grande cave du pays avec une production annuelle de 7,500,000 litres par an : Sula Vineyards






Depuis lors, le marchĂ© domestique s’est mis Ă croĂźtre d’environ 30% par an, mais les contraintes Ă©tatiques trĂšs particuliĂšres de ce pays ont maintenu une gestion de trĂšs oligopolistique de ce secteur. L’intĂ©gration de l’Inde Ă l’OIV en 2011 marque cependant une Ă©tape vers la normalisation de cette industrie encore jeune, principalement dans la rĂ©gion de Nashik et Pune Ă l’Est de Mumbai.

Ainsi dans cette campagne du Maharashtra, le grand groupe international des Vins & Spiritueux, Pernod Ricard, a retrouvĂ© en Inde sont esprit pionnier en construisant dĂšs 2005 sa propre cave de vinification Ă seulement quelques encablures de son immense distillerie de Whisky (L’Inde est aujourd’hui le 2Ăšme marchĂ© mondial de spiritueux pour Pernod Ricard) : Nine Hills Ă©tait nĂ© !


Son oenologue indien nous raconte la vĂ©ritable aventure vĂ©cue par l’Ă©quipe sur place depuis 10 ans, pour parvenir Ă produire aujourd’hui un vin de qualitĂ© selon les standards internationaux. MĂȘme s’ils pouvaient bĂ©nĂ©ficier de l’expĂ©rience et des conseils de leurs homologues du groupe en Australie ou Nouvelle ZĂ©lande, ils ont du Ă©galement s’adapter aux spĂ©cificitĂ©s locales et trouver leur propre voie. Pour s’adapter au climat tropical sec de la rĂ©gion qui ne permet pas au vignoble d’hiberner une partie de l’annĂ©e (il faudrait une tempĂ©rature en-dessous de 10°C pour cela), les Ă©quipes ont imaginĂ© un nouveau rythme pour la vigne : 2 tailles par an, une premiĂšre taille au printemps juste avant la mousson pour Ă©viter toute destruction vĂ©gĂ©tale, et une deuxiĂšme taille en automne pour lancer le cycle final jusqu’aux vendanges au dĂ©but de l’annĂ©e suivante, et profiter ainsi des conditions climatiques optimales de l’hiver indien, ni trop humide, ni trop chaud. Et par sĂ©curitĂ©, ils laissent Ă©galement un feuillage plus important en haut de chaque pied pour protĂ©ger le fruit mĂ»r des brulures du soleil.



J’ai pu dĂ©guster deux de leurs vins. Tout d’abord un Chenin Blanc en monocĂ©page qui s’adapte trĂšs bien, un peu comme en Afrique du Sud, aux conditions climatiques plus extrĂȘmes qu’ailleurs. Il conserve fraicheur et vivacitĂ© en bouche, avec des notes fruitĂ©es bien prĂ©sentes et gourmandes. Le Shiraz en monocĂ©page dĂ©gustĂ© ensuite Ă©tait trĂšs intĂ©ressant pour l’expression de son terroir, une touche fumĂ©e caractĂ©ristique des sols de la rĂ©gion de Nashik, qui se retrouvait avec puissance dans mon verre sans l’aide d’aucune forme d’Ă©levage.

Pendant ce temps-lĂ , Chateau Indage n’a malheureusement pas survĂ©cu Ă la crise financiĂšre de 2008. Mais le vide laissĂ© a vite Ă©tĂ© comblĂ© par de nouveaux projets, qui ont permis de donner un visage plus diversifiĂ© Ă la viticulture indienne. ValonnĂ© Vineyards est ainsi nĂ© en 2009 sur les bords du lac d’Igatpuri prĂšs de Nashik (Maharashtra). ConsidĂ©rĂ©e jusqu’Ă aujourd’hui comme une « boutique-winery », la marque a acquise une belle rĂ©putation sur les bonnes tables de Mumbai, Pune et Goa. J’ai pu pour ma part dĂ©guster le Sauvignon Blanc 2017 au restaurant de la cave, dont sa simplicitĂ© n’avait d’Ă©gal que la fraicheur de son fruit et son aciditĂ© affirmĂ©e. Une belle performance quand on connait les conditions climatiques de la rĂ©gion, et largement apprĂ©ciĂ©e Ă titre personnel pour venir adoucir les Ă©pices indiennes de mon plat đ„


C’est dans cette ruĂ©e vers l’or rouge, blanc et rosĂ© qu’a vu Ă©galement le jour York winery, fondĂ©e par la famille Gurnani : Yogita, Ravi, Kailash sont les noms des trois enfants, et vous aurez sans doute devinĂ©, l’inspiration du pĂšre pour nommer son domaine.

Dans le plus grand secret, la famille a collaborĂ© durant ses premiĂšres annĂ©es d’activitĂ© avec le gĂ©ant international MoĂ«t Hennessy qui dĂ©butait des tests expĂ©rimentaux dans la rĂ©gion pour y implanter le futur porte-Ă©tendard de sa marque Chandon. De cet Ă©change fructueux, le domaine indien en retira une maitrise suffisante de la mĂ©thode traditionnelle champenoise pour Ă©tendre sa gamme vers les vins effervescents. Leur cuvĂ©e Blanc de Blancs est ainsi un 100% Chenin Blanc gorgĂ© de fruits et d’arĂŽmes exotiques, dont la fraicheur en bouche est assurĂ©e par ses fines bulles :


Mais depuis le projet Chandon India est sorti de terre (2013) et s’est rapidement imposĂ© comme la rĂ©fĂ©rence du vin effervescent premium dans le pays. Créée Ă l’origine sur le plateau argentin (1959), la marque s’est ensuite dĂ©veloppĂ©e grĂące Ă la capacitĂ© d’adaptation de son savoir-faire « bulle » sur l’ensemble des continents, Ă commencer par les Etats-Unis, le BrĂ©sil, l’Australie, et aujourd’hui la Chine et l’Inde.


Un dĂ©tail de poids, les entreprises Ă©trangĂšres ne sont pas autorisĂ©es Ă acheter des terres agricoles en Inde (la France aurait peut-ĂȘtre dĂ» s’en inspirer dans la rĂ©gion de Bordeaux ou en Bourgogne). Chandon India a donc nouĂ© des accords de long terme avec les agriculteurs locaux et les accompagne dans la montĂ©e en gamme de leurs cultures. Chaque Ă©tape du process de production est ainsi mĂ©ticuleusement soignĂ©, avec notamment l’ensemble des salles de vinification portĂ©es Ă basse tempĂ©rature (mon rhume Ă la sortie a pu en tĂ©moigner) pour obtenir des vins de qualitĂ© internationale.


Mais comme partout ailleurs sur la planĂšte, l’Inde est actuellement frappĂ©e de plein fouet par le dĂ©rĂšglement climatique qui se traduit dans cette rĂ©gion agricole du Maharashtra par des sĂ©cheresses de plus en plus frĂ©quentes et des pics de tempĂ©ratures inhabituels quelques soit la pĂ©riode de l’annĂ©e. Voici quelques photos prises en fĂ©vrier qui montrent le niveau de stress hydrique auquel doivent faire fasse les agriculteurs Ă prĂ©sent :



Les domaines indiens se retrouvent donc dans l’obligation de prĂ©parer d’ores et dĂ©jĂ l’avenir en allant prospecter dans d’autres rĂ©gions du pays qui seront bientĂŽt plus propices Ă la culture de la vigne. Sans aller comme LVMH jusqu’Ă 2600 mĂštres avec son domaine Ao Yun dans les contreforts de l’Himalaya, une rĂ©gion qui retient actuellement leur attention tant pour sa proximitĂ© gĂ©ographique que pour son micro-climat favorable est celle de Bangalore :

Comme dans la prophĂ©tie de la Terre Promise, le cĂ©lĂšbre gourou du vin Michel Rolland l’avait dĂ©jĂ prĂ©dit il y a quinze ans au pied de cet arbre : « Cet endroit sera le nouveau paradis de la viticulture indienne«

Et vous savez quoi ? Pour la premiĂšre fois de ma vie, j’ai eu envie de le croire… un paradis non seulement pour la viticulture indienne, mais aussi un lieu secret prĂ©servĂ© Ă jamais du chaos planĂ©taire :








